Chronique Terrienne n° 259 Quand le pot est plein. C’est la fin. C’est alors que le salarié fait traditionnellement un pot de départ lorsqu’il quitte définitivement son organisation pour partir en retraite. Sauf certains caractériels ! Comme c’était le cas du père d’un jeune réalisateur, ce dernier a décidé d’en faire un film.* J’y suis tombé dessus par hasard (alors que je m’apprête à partir en retraite moi-même) et ai apprécié le visionner.
En voici le pitch : “À quelques mois de la retraite, Marc, 62 ans, ingénieur à Grenoble et 40 ans d’ancienneté dans la même boîte, est catégorique : il n’organisera pas de pot de départ. Comment peut-on se résoudre à disparaître du jour au lendemain d’une vie entière passée au travail sans ce rite social incontournable ?”
Comprenant l’importance de cette étape, à postériori, à travers l’expérience récente du départ en retraite de sa mère (elle-même ingénieure dans le privé), Bastien réalise ainsi un film-documentaire touchant. Il parvient finalement ainsi à “débrider” un tant soit peu son père ; non pas que celui-ci change d’avis, mais il apparait quand même de face à la toute fin !
Car ce sont bien ses collègues, ex-collaborateurs et amis qui sont interviewés à sa place dans ce documentaire ; son épouse également (elle qui a regretté que ses trois enfants qu’elle avait invités ne soient pas avec elle lors de son pot de départ). C’est ainsi un ami qui joue son rôle dans ce film ! J’ai appris par mon réseau que celui-ci faisait du théâtre, et ça se voit à l’écran, tant il est bon (il est lui-même en retraite depuis peu).
Et je croise le visage connu d’un DRH, Marc ayant passé toute sa carrière sur le site grenoblois de ST Microelectronics au Polygone, où j’y ai des amis et y suis allé plusieurs fois. On voit tous ces “gens” travaillant dans l’infiniment petit (conception de puces électroniques) fonctionner relationnellement en circuit très fermé, en fait ! Les rituels prenant petit à petit le pas sur la motivation réelle.
Comment être un brillant ingénieur 40 années durant et aussi peu “sage” à la séniorité finalement ? **
Je me souviens de deux séquences qui m’ont particulièrement touché : quand il téléphone à la CARSAT pour demander un report de sa date de départ en retraite (!), moi qui dois faire 6 mois de plus à cause de la réforme, j’avais envie de lui demander d’échanger nos places ; et quand il exprime le fait que tout son savoir-faire, l’acquis de plusieurs décennies, va partir à la poubelle avec son exil (!)
Marc préfère donc fuir plutôt que célébrer une carrière et une nouvelle vie mais surtout tous ces liens tissés. Ce qui n’exclus nullement la peine inerrante parfois aussi à cette étape de fin de parcours professionnel. La maturité relationnelle et existentielle n’est pas forcément que l’apanage des années. Elle se travaille certainement dans les épreuves, voire les échecs qui nous “bronzent”. Elle se développe lorsque l’on fait des allers-retours lors de nos transitions professionnelles. Pas de chance, Marc n’a pas connu un seul jour de chômage de toute sa vie ! Pas trop de difficultés aussi manifestement. Il est évoqué seulement un poste de chef de service qui lui a été enlevé un jour. Tout a une fin.*** Marc ne l’a visiblement pas compris à 62 ans. Porté par une société du CAC 40 en croissance presque permanente, il a été biberonné au confort des grands groupes, mais aussi aux challenges techniques, dont on comprend qu’ils sont presque l’unique moteur de telles trajectoires.
On en a comme lui, de nombreux drôles d’ingénieurs agronomes à Grenoble 😉 Quand se spécialiser dans la technique peut aussi nous éloigner d’une approche complémentaire dans la vie : la relation à soi, celle avec les autres, celle avec la vie. Marc n’est pas content de quitter son job. Pour l’après, il n’a rien anticipé. Il réalise peut-être qu’il ne conduit pas vraiment sa destinée. Pour le coup, si un évènement peut être prévisible dans la vie, c’est bien la retraite (quand on est chanceux d’y arriver tout entier bien sûr). JMP
*“Le pot de départ” (film de 52 mn vu sur France 3 la soirée du 16 mai 2024)
Réalisé par Bastien Gens. Produit par la Compagnie des Phares et Balises / France 3 Auvergne-Rhône-Alpes
Pour aller plus loin : https://france3-regions.francetvinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/isere/grenoble/retraite-le-pot-de-depart-rite-de-passage-oblige-ou-pas-2965925.html
** Dans “La Vie heureuse, la brièveté de la vie”, Sénèque considère “qu’il faut apprendre à vivre tout au long de sa vie et il faut surtout, sa vie durant, apprendre à mourir”.
*** “Tout a une fin, sauf la banane qui en a deux.” 😉