Chronique Terrienne n° 236 Qui n’a jamais vidé une maison de famille, ne sait pas quelle épreuve cela représente. Autour de moi, plusieurs personnes ont dû faire ce chantier usant, physiquement et émotionnellement. Pour peu que vos parents soient un tant soit peu conservateurs, c’est toute leur vie qui défile sous vos mains, placard après placard. Les yeux embrumés, vous ne savez souvent pas si ceci doit être jeté ou gardé ; si cela doit être donné à une association de réinsertion ou proposé à un proche qui sera ravi de le conserver. Parfois devant l’ampleur de la tâche, vous avez du mal à commencer, puis vous y mettez plus de 6 mois tous les week-end. La déchetterie vous voit passer avec votre remorque durant plus de 25 chargements…
De cette maison vidée donc (et vendue il y a deux ans) où 4 générations de ma famille ont vécu pendant 105 ans, je retiens notamment ma jeunesse auprès de mes grands-parents paternels ; leur attention et leur gentillesse avec leur premier petit-fils, qui s’installera plus tard à côté (le seul parmi la dizaine d’enfants de sa génération). Mes jumeaux, encore dans le ventre de leur mère, arrivèrent sur place le jour du décès de ce grand-père adoré. Une chance qu’il ait connu un petit peu notre fille aînée. Bref, mes madeleines de Proust sont bien là : l’odeur du chocolat chaud de ma grand-mère au goûter ou la lourdeur de la (première) télécommande de la TV couleur que mon grand-père me laissait manipuler (dès 1972 !), ce qui fit de moi un enfant de la télé… 😉 (et un fils de pub)
“Ce que je garde de mes parents, écrit Olivier de Kersauson : ma mère disait, “votre éducation ne vous plaît pas, mais elle n’est pas là pour vous plaire. Elle est là pour vous former”. Ce n’est pas con comme principe. Ce n’était pas obligatoirement agréable. On a été bien élevés, on a été élevés par des gens cohérents. C’est une chance énorme.”
Cette maison, que je faisais visiter à quelques cousins qui ne la connaissaient pas bien avant de la fermer définitivement, c’était des endroits magiques pour moi, comme la terrasse panoramique, la cave voutée, les dépendances issues de l’ancienne ferme, mais aussi la chambre de bonne au grenier, sans chauffage ; “En d’autres temps, on était plus résistant”… *
Alors, vivre avec son passé, car bien sûr on ne peut y échapper ; mais ne pas vivre dans le passé, comme l’évoque mon philosophe préféré, Charles Pépin, dans son dernier ouvrage. ** Nous portons chacun en nous le passé de nos aïeux, même si nous ne sommes pas d’accord avec notre héritage, il se perpétue à travers nous. Pépin évoque les différents modes de relation avec notre passé à travers notre mémoire. Les découvertes récentes des neurosciences nous éclairent (nous avons cinq types de mémoire) mais il rappelle la géniale intuition de Bergson *** qui considérait déjà, il y a plus d’un siècle, que notre mémoire est dynamique et mouvante.
Donc sachons qu’il y a une voie pour un rapport libre et créatif avec notre héritage. Notre bonheur dépendant largement de notre capacité à bien vivre avec notre passé, il nous appartient d’entretenir avec notre mémoire une relation apaisée et féconde. Pour cela nous avons besoin de verbaliser, de parler entre amis, d’échanger, d’écrire aussi. Notre “légende personnelle” ne se construit-elle pas aussi dans nos pratiques narratives ? Nos souvenirs constituent un matériau plastique de premier ordre (que nos songes explorent d’ailleurs). Notre passé évolue avec nous, et s’il est le socle de notre identité, nous pouvons prendre appui sur lui… pour aller vers l’avent 😉 JMP
* “Ici Londres” d’Axel BAUER en hommage à son père résistant, Franck Bauer, speaker à Radio Londres pendant la Seconde Guerre mondiale (in Album “Radio Londres” – 2022) : Axel BAUER “Ici Londres”
** “Vivre avec son passé. Une philosophie pour aller de l’avant.” chez Allary Editions (Septembre 2023) : www.charlespepin.fr
*** “L’énergie spirituelle”, “Matière et mémoires”, “L’évolution créatrice”… de Henri Bergson (1859-1941 Paris)
Philosophe le plus influent de son temps, Professeur au Collège de France, Prix Nobel de littérature en 1927… : https://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Bergson